Prix de transfert : le principe de pleine concurrence à l’épreuve de la pandémie Covid-19

L’OCDE a publié le 21 janvier 2021 la version française de son « Guide sur les conséquences de la pandémie de Covid-19 en matière de prix de transfert », de plus de trente pages, initialement publié en anglais le 18 décembre 2020.

Ce guide se donne pour objectif d’aider les entreprises comme les administrations fiscales à appliquer le principe de pleine concurrence en présence des difficultés soulevées par les conséquences de la pandémie elle-même et des mesures gouvernementales prises en vue d’y faire face.

 

                    Préambule.

La méthodologie en matière de prix de transfert vise à s’assurer que les opérations intra-groupes sont conduites dans des conditions comparables à celles qui seraient retenues à l’issue d’une négociation véritable entre partenaires économiques indépendants, dans le cadre d’une relation client fournisseur. En dehors du cas où sont disponibles des prix de référence pratiqués entre des parties indépendantes sur un marché libre (on parle alors d’un comparable uncontrolled price ou « CUP »), permettant de comparer directement ce prix de marché au prix pratiqué entre les entreprises liées, elle consiste à analyser la relation entre entreprises liées depuis le point de vue le plus simple à analyser et à comparer, que l’on nomme « tested party ».

En d’autres termes, lorsque les opérations conduites par un « entrepreneur principal » sont complexes et que celles menées par l’implantation étrangère apparaissent plus simples, c’est l’implantation étrangère qui est la partie testée (« tested party »).

En cas de contrôle de la partie française, le Service vérificateur s’assure que le niveau de profit réalisé par la « tested party » est cohérent avec le niveau de profit attendu, déterminé sur la base d’analyses de comparables.

Pour cela, il convient de choisir un indicateur de niveau de marge (lorsqu’on est en « Resale Minus » ou en « Cost Plus ») ou un indicateur de niveau profit ou « PLI » (« Profit Level Indicator ») adéquat lorsqu’on est en méthode de la méthode transactionnelle de la marge nette (dont l’acronyme en anglais est « TNMM »).

C’est la comparaison entre le PLI de la partie testée et le résultat du « benchmark » (analyse de comparables) qui détermine si le résultat dégagé par l’activité de la partie testée est acceptable. S’il l’est, cela signifie que la relation entre les entreprises liées a été conduite « at arm’s length » c’est-à dire dans des conditions de pleine concurrence et que les résultats qui en découlent, pour l’une et l’autre partie, ne diffèrent pas de ce que le jeu normal du marché aurait conduit à retenir si les parties n’avaient pas été liées.

Dans la pratique, la détermination des prix de transfert repose très souvent sur des prévisions, et leur caractère de prix de pleine concurrence ne tient que pour autant que les réalisations demeurent conformes aux prévisions.

Or depuis un an, la pandémie Covid-19 a profondément bouleversé la donne dans la plupart des secteurs de l’économie, ce qui soulève des difficultés pratiques au regard des prix de transfert, qui viennent s’ajouter aux difficultés résultant de la pandémie elle-même et des mesures gouvernementales prises à cette occasion.

Ceci pose alors la question de savoir sur qui, parmi les entreprises liées qui sont parties à la transaction, reposent les risques liés à la pandémie, directement ou indirectement, et en quoi cela affecte le PLI de la partie testée, ce qui dépendra fortement de la méthode retenue.

L’hypothèse la plus sûre est celle de transactions que l’entreprise mène aussi bien avec les entreprises associées qu’avec des tiers indépendants auprès desquels les prix sont librement fixés par le jeu de la concurrence (l’entreprise n’exerce ni ne subit de pouvoir de marché susceptible de contrecarrer le jeu de la libre concurrence). Nous sommes en présence de ce qu’il convient de nommer des « internal CUPs » (internal comparable uncontrolled prices). Il suffit alors de continuer à appliquer aux transactions intragroupe les mêmes conditions que celles régissant les rapports avec les tiers. Même s’ils ne sont pas « internes », dès lors qu’il existe des transactions entre parties non liées permettant d’en connaître les prix pratiqués, on est en présence de « CUPs » (comparable uncontrolled prices) et il suffit de pratiquer ces prix pour pratiquer des prix de marché (par exemple s’agissant de matières premières cotées sur un marché libre).

Mais en l’absence de CUPs les choses se compliquent. Les méthodes qui reposent sur la marge de pleine concurrence (« Resale Minus » ou « Cost Plus » selon le cas) supposent que la marge pratiquée puisse être comparée à la marge réalisée pour des transactions comparables réalisées avec des tiers en situation de pleine concurrence par une entreprise comparable à notre partie testée. Comment la crise issue de la pandémie va-t-elle influencer la marge que ces entreprises comparables réalisent sur des transactions comparables ? Des transactions comparables existent-elles encore ? Leur volume a-t-il évolué dans des conditions qui remettent en cause les équilibres antérieurs (déséquilibre de l’offre et de la demande) ? Quant à la méthode transactionnelle de la marge nette (« TNMM »), à laquelle il est très fréquemment fait appel, c’est la plus sensible de toutes aux écarts entre les prévisions et ce qui est réalisé, et elle repose sur l’analyse des comptes sociaux déposés par les sociétés indépendantes
jugées comparables, dont il faudra attendre qu’ils soient disponibles, créant ainsi un perpétuel décalage entre le contribuable qui doit déterminer ses prix en se référant à des comparables qui donnent une image du passé tandis que lorsque l’administration fiscale viendra le contrôler, elle disposera des données contemporaines.

Le guide a le mérite de partager des pistes de réflexion pour appréhender ces questions (nous invitons le lecteur à se reporter au texte du guide), mais ceux qui y chercheraient des réponses prêtes à l’emploi resteront souvent sur leur faim.

Sur l’analyse de comparabilité.

Le guide indique tout d’abord que si deux entreprises associées sont liées par un contrat pluriannuel conclu dans le respect du principe de pleine concurrence antérieurement à la survenance de la pandémie, il n’est pas forcément nécessaire de réalise une analyse de comparabilité au titre de l’exercice 2020 : il convient de se demander au vu des termes du contrat si, dans des conditions de pleine concurrence, des parties indépendantes auraient cherché à renégocier ces stipulations. Le guide ajoute que, en revanche, si le prix de pleine concurrence d’une transaction est fixé chaque année, il sera nécessaire de procéder à une analyse de comparabilité pour l’exercice 2020.

Le guide met en garde les entreprises qui seraient tentées « de tirer parti des circonstances liées à la pandémie afin de manipuler leurs stratégies de fixation des prix selon une logique incohérente avec le principe de pleine concurrence », mais il invite aussi les administrations fiscales « à ne pas perdre de vue ces complexités lorsqu’elles analysent les risques, évaluent les positions en matière de prix de transfert dans le cadre de leurs vérifications et examinent les justificatifs et documents fournis par les contribuables visant à démontrer qu’ils ont déployé des efforts raisonnables et agi avec diligence afin de se conformer au principe de pleine concurrence. ».

Le guide invite aussi les autorités fiscales à « offrir une certaine flexibilité en autorisant des « ajustements compensatoires » avant le dépôt des déclarations, lorsque la législation le permet ». Les ajustements de prix de transfert sont en effet un outil précieux pour assurer un atterrissage en douceur, lorsque leur pratique est permise et qu’elle est judicieusement mise en oeuvre. Au demeurant, le guide signale qu’il y a lieu de faire preuve de vigilance quant « aux conséquences éventuelles en termes de TVA/TPS et de droits de douane ».

Le guide met en garde de ceux qui ont pour habitude de pratiquer des benchmarks sur des données pluriannuelles glissantes, afin d’effectuer un lissage : « Il convient de veiller à ce que les données financières concernant les exercices marques par la pandémie ne faussent pas anormalement les résultats des périodes antérieures ou postérieures à la pandémie. » (on ne manquera pas de relever l’optimisme dont font preuve les rédacteurs du guide en semblant préoccupés du risque de fausser les résultats des périodes postérieures à la pandémie !).

Le guide souligne également que les études de comparables devront tenir compte de l’intervention de la puissance publique, par exemple en veillant à ce que les sociétés retenues comme comparables aient été soumises aux mêmes sujétions et pendant une durée équivalente à celles subies par la partie testée. Elles devront également veiller à la comparabilité quant au traitement des dépenses liées à la crise sanitaire susceptibles d’être comptabilisées en charges exceptionnelles aussi bien qu’en charges
courantes (dépenses liées à la facilitation du télétravail, que la crise sanitaire a précipitées mais qui s’inscrivent dans une évolution à long terme).

Enfin, le guide a le mérite de préciser que « des comparables déficitaires qui satisfont aux critères de comparabilité ne doivent pas être exclus au seul motif qu’ils subissent des pertes pendant les périodes touchées par la pandémie. ».

Sur les pertes et la répartition des coût spécifiques à la crise Covid-19.

Le guide rappelle « que la répartition des risques entre les parties à la transaction influe sur la façon dont les bénéfices ou les pertes générés par la transaction seront attribués dans des conditions de pleine concurrence par la fixation du prix de la transaction ». Par conséquent, est-il concevable qu’une société de distribution à faible risque (« limited risk distributor ») puisse supporter des pertes ? Le guide répond avec prudence que compte tenu de la diversité des situations, « il n’est donc pas possible d’établir une règle générale selon laquelle les entités ainsi qualifiées devraient ou non supporter des pertes », mais on notera qu’il ne l’exclut pas, admettant même expressément « que des fonctions simples ou à faibles risques supportent des pertes à court terme », si et seulement si les risques assumés (risque d’impayé par exemple) conduisent à cette situation.

Le guide aborde ensuite la question de la possibilité ou non de modifier les termes d’un accord afin de remédier aux conséquences de la crise Covid-19. La réponse est encore l’expression de la prudence et du bon sens : « La délimitation précise de la transaction contrôlée permettra de déterminer si la révision des accords interentreprises est cohérente avec les pratiques de parties indépendantes exerçant leurs activités dans des circonstances comparables. ». De même, s’agissant de la répartition des coûts d’exploitation ou exceptionnels engendrés par la crise (équipements de protection individuelle, reconfiguration des espaces de travail, …) : « Pour déterminer de quelle manière ces coûts doivent être répartis entre les parties liées, il est important de se demander comment ces coûts seraient répartis entre des parties indépendantes exerçant leurs activités dans des circonstances comparables. ».

 

Sur les programmes d’aide publique.

 

Le guide aborde la question de l’appréciation de l’incidence éventuelle des aides publiques sur la détermination du prix de pleine concurrence, notamment au regard de l’analyse des risques, soit en opérant un transfert de risque, soit en mitigeant l’ampleur des conséquences d’un risque, et au regard de l’analyse de comparabilité, notamment quant au traitement comptable de l’aide publique.

 

Sur les accords préalables de prix (APP).

 

Le guide émet enfin des préconisations quant à la prise en compte de l’impact de la crise Codid-19 sur les procédures d’APP unilatéraux, bilatéraux et multilatéraux en cours (comment apprécier s’il y a violation d’une hypothèse clé et comment réagir) et ceux en voie de négociation ou renouvellement.

 

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Le bouleversement exceptionnel créé par la crise du Covid-19 et les réactions des gouvernements
n’affecte donc aucunement le principe de pleine concurrence, qui demeure le repère qui nous guide
vers la solution, vers le port abrité (« safe harbour »), même au coeur de la tourmente.

 

François Thomas
Avocat au barreau de Paris
NMW Law